Quelque chose se passe, et du moment que cela a commencé, rien ne sera plus jamais pareil.
Quelque chose se passe. Ou rien ne se passe. Un corps entre en mouvement. ou reste immobile. S’il se meut, quelque chose commence. S’il reste immobile, quelque chose commence aussi.
Cela vient de ma voix. Et pourtant ces paroles ne se confondent jamais avec ce qu’il se passe. Cela va et vient. Si je parle en ce moment, c’est dans l’espoir de trouver le moyen de continuer, de suivre un cours parallèle au cours des choses, de remplir le silence sans le briser.
Je demande à qui entend cette voix d’oublier les mots qu’elle dit. Personne ne doit écouter trop attentivement. Je veux que ces paroles retournent au silence d’où elles sont venues, que seul demeure le souvenir de leur présence, un signe attestant qu’elles furent ici et n’y sont plus, que durant leur brève existence elles cherchaient moins à dire qu’à se confondre avec ce qui se passait alors – tel corps se mouvait dans tel espace – qu’elles accompagnaient de leur propre mouvement les objets en mouvement.
Quelque chose commence et déjà ce n’est plus le commencement mais autre chose qui nous conduit jusqu’au cœur de l’action. Si nous nous arrêtions pour nous demander « où allons-nous ?», « où sommes-nous ?», nous serions perdus car, à chaque instant, nous ne sommes plus où nous étions ; nous avons laissé en arrière, irrévocablement, ce que nous fûmes, dans un passé sans mémoire, un passé qu’efface le cours inlassable qui nous emporte dans le présent.
Il est vain de s’interroger. Car voici une scène où règne l’imprévisible, où la conscience existe mais pour elle-même, une conscience qui se forme en dehors de toute possibilité de parole. Et si, pour cette seule fois, nous abandonnions à l’indifférence suprême d’être simplement là où nous sommes, peut-être penserions-nous, avec raison, qu’enfin, nous aussi, nous avons fait partie du tout.
Paul Auster
In Espaces blancs
Éditions Unes